« Enseigner et apprendre le théâtre ». Réflexions personnelles

Cet été j’ai découvert certains écrits du psychologue humaniste Carl Rogers. Notamment un chapitre de « Liberté pour apprendre » intitulé « Enseigner et apprendre. Réflexions personnelles. » Le chercheur y énumère ses convictions sur l’enseignement et l’apprentissage et invite la lectrice ou le lecteur à « consigner par écrit pour lui-même certaines de ses croyances les plus profondes, même si elles manquent de certitude, sur le processus éducatif » . L’invitation m’a semblé trop belle pour être refusée. Le résultat est à découvrir ici.

Quelques précisions avant de démarrer ces variations autour de la pédagogie du théâtre. Qualifier ces réflexions de « personnelles » me semble premièrement un petit peu exagéré. Parce qu’elles ont notamment émergé dans la rencontre et la discussion avec d’autres.

Dire ensuite que je n’ai pas le sentiment que ces pensées sont particulièrement originales. Car sous leurs apparences de grands principes elles se matérialisent certainement dans de très petites choses. Quotidiennes et banales. C’est mises bout à bout que ces propositions me semblent peut-être avoir de l’intérêt.

Par ailleurs je n’aurais certainement pas écrit exactement ceci il y a deux ans et je n’écrirai probablement pas exactement cela dans deux ans. Ce sont donc des conclusions provisoires.

Enfin, heureux hasard de calendrier, l’écriture de cet article correspond à peu près au premier anniversaire de ce blog dédié à la pédagogie et la médiation théâtrales. C’est pourquoi je me permettrai d’indiquer si un article écrit lors de cette année fait écho à telle ou telle proposition. L’occasion pour moi (et pour vous?) de faire le point sur des réflexions récurrentes. Pour ne pas dire des obsessions.


1. Le théâtre est un jeu sérieux

Avant de lire, avant de calculer et même avant d’aller aux toilettes, les enfants jouent. À peine sorti·e du ventre on fait « comme si ». Et cette capacité à jouer des rôles et architecturer des scénarios ne s’érode pas avec le temps. C’est même un des moteurs centraux des apprentissages. Le théâtre permet de renouer avec ce besoin de fiction.


2. Le théâtre est fait de contraintes et de libertés

Comme tout jeu, le théâtre possède ses règles. Sur scène on ne tourne pas le dos. Dans le public on se tait. Mais il est aussi un espace où se déploient des inventions, des transgressions, des digressions. Un mélange entre conventions et surprises.


3. Le théâtre est pratique et théorique

En fait je crois que c’est une caractéristique propre à toutes les activités humaines. Un·e chercheur·euse en philosophie  morale exécute des actions pratiques: lire avec ses yeux, écrire avec ses doigts, parler avec sa voix. Un·e installateur·trice sanitaire possède des connaissances très riches sur le fonctionnement d’une salle de bain, sur les noms des outils, sur les solutions à mettre en oeuvre face à tel problème.

De la même manière, faire du théâtre c’est effectuer des actions concrètes sur un plateau et se questionner sur le sens d’un texte.


4. Le théâtre est activité corporelle, psychologique et sociale

À nouveau, j’ai la conviction que c’est une caractéristique de toutes les activités humaines. Mais elle me semble particulièrement marquée lorsqu’il est question d’art dramatique.

L’outil de l’acteur·trice, c’est son corps. Gestes, actions, rythmes, mouvements, déplacements. Tout un vocabulaire physique évoque bien cette réalité. Mais peut-on faire du théâtre sans évoquer les intentions, les émotions, les passions, les objectifs, les profils psychologiques? Les muscles chauffent. Mais le cerveau et le coeur aussi! Enfin, difficile d’évacuer la dimension collective des arts scéniques. Des personnages sont en relation – voire en conflit. De plus, on joue souvent à plusieurs. Sans oublier que pendant que certain·e·s évoluent sur scène d’autres regardent.


5. Le théâtre est une rencontre entre le soi et l’autre, l’ici et l’ailleurs

Je ne sais pas très bien comment formuler ceci. Mais je crois que les matériaux fournis par le monde du théâtre peuvent entrer en résonance avec l’intime, le personnel.

De toutes les pratiques artistiques, le théâtre est peut-être une de celles qui se vit le plus au présent. Ici et maintenant. Des personnes en train de jouer pour des personnes en train de regarder et d’écouter. Et comme toutes les pratiques artistiques, le théâtre permet en même temps de s’évader ailleurs. Dans une histoire. Un univers étrange. Ou une réalité autre.


6. Le théâtre est action et contemplation

Se familiariser avec l’art théâtral, c’est expérimenter à la fois la condition d’acteur·trice et celle de spectateur·trice. Évoluer sous le feu des projecteurs puis disparaitre dans l’ombre du public. Une dynamique que nous expérimentons également dans notre vie quotidienne.

À titre personnel je dois dire que j’adore agir, concevoir des projets, coopérer. Mais je suis aussi un adepte des heureuses disparitions: laisser l’ordinateur de côté, lire, se promener. Le théâtre permet d’incarner à la fois cette activité et ce retrait.


7. C’est pourquoi le théâtre est une activité qui permet potentiellement de mobiliser, valoriser et développer de très nombreuses facettes de l’être humain

C’est la conséquence de tous les points précédents. Parce qu’il oscille entre le jeu et le sérieux, entre les contraintes et les libertés, entre la pratique et la théorie, entre le corps, le psychisme et le collectif, entre l’ici et l’ailleurs, entre l’action et la contemplation, le théâtre a le potentiel de travailler de larges pans de ce qui constitue notre condition humaine.

Je suppose que d’autres activités ont également ce potentiel. Mais j’ai la conviction que le théâtre est particulièrement performant en ce qui concerne le développement total, holistique de l’être humain.

Quand, comme cela m’est arrivé quelques fois, on éprouve la satisfaction d’évoluer de façon précise dans l’espace scénique avec son corps, qu’on se fond dans un personnage et qu’on a l’impression de faire corps avec une troupe, le tout à la suite d’un processus dense, cela procure un sentiment de plénitude fort.


8. Tout le monde peut faire du théâtre

Et parce que le théâtre fait appel à des facettes humaines partagées par toutes et tous, j’ai la conviction que tout être humain peut avoir une pratique théâtrale. Enfants, adolescent·e·s, adultes, personnes en situation de handicap, riches, pauvres, allophones, femmes, hommes. Peu importe.

Quand quelqu’un me dit « le théâtre, c’est pas fait pour moi », je ne le crois pas. Je ne sais pas si c’est très raisonnable.


9. Cela dit, l’enseignement du théâtre n’est pas forcément bon en soi

D’où la présence du mot « potentiellement » dans l’avant-dernière proposition, qui me semble très importante. J’ai connu des enseignant·e·s qui véhiculaient une vision excessivement individualiste ou compétitive du théâtre. Vivre une mauvaise expérience peut en outre faire plus de mal que de bien: générer de la méfiance envers les autres, blesser la confiance en soi, crisper le corps. Cela dit, et paradoxalement, sur tout un parcours d’apprenant·e, ce genre d’expérience permet de se rendre compte de la diversité possible des approches pédagogiques et théâtrales. Ce qui n’est pas forcément négatif.

Moi-même, je suis régulièrement insatisfait de ne pas exploiter ou explorer toutes les potentialités du théâtre dans les ateliers que j’anime. Mais je crois que c’est la recherche de cet équilibre, le processus, qui compte.


10. L’évaluation formelle n’est pas nécessaire à l’apprentissage du théâtre

Ayant le privilège d’enseigner le théâtre en contexte scolaire et extrascolaire, je constate que l’évaluation formelle n’est pas une condition nécessaire au bon déroulement d’un projet théâtral.

On peut tout à fait apprendre sans être noté·e. Même si d’autres évaluations plus informelles (par soi-même, par les pairs, par le public lors d’une restitution) se déploient par ailleurs.


11. Enseigner le théâtre, ce n’est pas forcément diriger

Ce point est notamment en lien avec le précédent et me tient particulièrement à coeur. Enseigner le théâtre, ce n’est pas – à mon avis – soumettre les autres à ses intuitions, leur faire ingurgiter des connaissances, puis vérifier qu’elles et ils ont bien assimilé le tout en les soumettant à son évaluation.

La figure de l’artiste génial·e et solitaire peut parfois peser sur les épaules de l’enseignant·e de théâtre. Je préfère faire un pas de côté. Et tenter de cultiver cette part artistique en chacun·e.

C’est sans doute une conviction un peu « rogérienne » . Mais quoi de mieux qu’un clin d’oeil au psychologue étasunien pour clore ce panorama autour du théâtre, de sa pédagogie, son enseignement, son apprentissage?


Conclusion

Je serais évidemment curieux de savoir si d’autres enseignant·e·s, animateur·trice·s, médiateur·trice·s de théâtre, ou d’autres personne concernées par les arts vivants partagent des convictions similaires. Ou s’il y a des désaccords sur certains points. Peut-être cet article aura-t-il le mérite de déclencher certaines réactions – visibles ou non?

Un autre chantier à mener consisterait à traquer les continuités et discontinuités entre ces réflexions liées au théâtre et l’enseignement et l’apprentissage d’autres disciplines. Qu’en est-il des branches artistiques voisines? Qu’en est-il des sciences humaines? Et qu’en est-il des mathématiques?

Il y a là – je l’espère – matière à quelques « réflexions personnelles »!

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