Après quelques années de tâtonnements autour de cette question, j’ai bricolé à l’aide de lectures et de collègues une manière d’aborder des oeuvres du répertoire du théâtre en classe entière qui me satisfait à peu près.
Voici quelques notes autour de ce chantier. En espérant qu’elles soient utiles à d’autres. Recyclées. Débattues.
Premier constat: accoster Racine ou Aristophane ne semble en général pas le choix de la facilité. Proposez une incursion au pays de l’improvisation: les regards s’illumineront! Découvrez un texte contemporain: dans des stades bondés, des foules sentimentales scanderont votre nom avec entrain! Osez proférer un alexandrin: on vous balancera des pommes pourries dans la tronche.
Et vous vous estimerez heureux·euses que ce ne soient pas des cailloux.
Première révélation: adolescent, j’ai adoré me plonger dans l’univers de Molière et le doux rythme des vers en atelier de théâtre. Un univers inconnu alors. Un premier contact jubilatoire avec le monde du théâtre. C’est donc possible!
Une précision importante avant de démarrer. Cet article ne sera pas centré sur l’objectif d’une présentation publique ou d’un spectacle (voir par exemple ce livre). Même si la démarche peut aboutir à une restitution, le but est surtout ici de se familiariser avec un texte. À équidistance entre lecture, étude et jeu.
Pourquoi s’attaquer au répertoire?
Avant de se pencher sur les pratiques à mettre en place, il peut être judicieux de s’attarder sur le sens de l’objectif. Plusieurs raisons peuvent pousser à se lancer dans cette aventure théâtro-littéraire:
- Par affinité: comme évoqué, si l’on a été soi-même marqué·e par des textes classiques en tant qu’élève, on sera sans doute enclin à proposer à ses propres élèves des expériences similaires. Par fidélité à l’enfance ou l’adolescence.
- Par goût du répertoire: si l’art contemporain encense la nouveauté et la rupture, le paradigme classique se délecte des réécritures de mythes et autres réadaptations. Certain·es seront sensibles à l’idée d’un fond théâtral dans lequel on peut puiser. Qu’on peut réinterpréter, actualiser. Les bibliophiles adoreront en outre ajouter un élément à une collection qui peut par ailleurs s’étendre du classique au contemporain, en passant par le moderne. Une résolution que j’ai prise pour mes classes: 1 année = minimum 1 livre.
- Par idéal de démocratisation culturelle: pour donner en partage au plus grand nombre des références de la littérature dramatique. Pour fabriquer des références communes à des individus issus de différents milieux.
- Par respect du cahier des charges: l’étude d’oeuvres reconnues est souvent « au programme ». C’est-à-dire imposée par le plan d’études que l’on doit suivre en tant qu’enseignant·e. Il s’agit donc ici d’honorer ce cahier des charges.
On raconte que, dans des contrées lointaines, d’autres objectifs existeraient : vérifier si l’oeuvre en question est bien présente dans la bibliothèque des parents de Jean-Sébastien, écraser les jeunes sous le poids de son propre savoir, repérer les élu·es dignes d’étudier la philologie médiévale dans des salles universitaires clairsemées et obscures.
Si vous poursuivez ces buts, veuillez s’il vous plait cliquer la petite croix rouge en haut de la page. Et allez boire une tisane de tilleul.
Quelques pratiques pédagogiques et théâtrales
La cible est désormais esquissée. Voici maintenant une proposition de chemin en quatre étapes pour aborder une pièce classique en cours de théâtre, de français ou autre.



1. L’arpentage
En guise d’introduction, je propose désormais souvent un arpentage. Cette pratique consiste à découvrir de manière collective et en peu de temps un livre en répartissant physiquement ses pages entre les personnes présentes.
Voici dans les grandes lignes le schéma suivi:
- Annoncer qu’un livre, ça se partage.
- Déchirer plus ou moins délicatement les pages du livre et les répartir équitablement entre les élèves présent·es.
- Demander aux élèves d’effectuer individuellement et en silence une lecture de leur extrait en prenant note des informations essentielles, des questions qu’elles et ils se posent et du ressenti à la lecture de l’extrait.
- Mettre en commun les informations relevées, partager les questions et hypothèses, évoquer les ressentis.
Sauf coup de théâtre majeur, l’arpentage a l’immense avantage de mettre tout le monde dans une situation de réussite par rapport à une activité de lecture. Tout le monde lit, tout le monde devient expert de son extrait, tout le monde prend la parole.
L’enseignant·e est ici plutôt animateur·trice. Évitant de répondre aux questions. Mettant en lien les questions des un·es avec les réponses et les hypothèses des autres. Compilant. Le sous-entendu à peine voilé de la démarche est que les élèves sont capables de faire sens du texte en se passant d’un·e explicateur·trice.
RECYCLER LES PAGES – Les réactions sont souvent assez fortes lorsque l’on déchire le livre pour le partager. Pour apaiser les esprits en fin de leçon, on peut proposer aux élèves de fabriquer un marque-page avec les débris sacrifiés de cette activité. Sortez crayons, feutres, colle et ciseaux! Autre piste: dénicher des exemplaires de seconde main à dépecer.
Côté désavantages, un·e élève a récemment dit qu’elle trouvait cette activité inutile étant donné qu’une lecture complète du texte suivrait de toute manière. La critique semble légitime. L’arpentage me parait en effet surtout pertinent pour embarquer dans un texte les lecteur·trices les moins aguerri·es. Les autres seront davantage nourri·es par l’étape suivante.
- Pour aller plus loin: un article du collectif Lettres vives grâce auquel j’ai découvert l’arpentage.
2. La lecture suivie

Les enjeux du texte sont grosso modo esquissés. Il s’agit maintenant de lire la pièce. Afin de contourner des inégalités liées par exemple à l’environnement familial, j’ai tenté la lecture individuelle en classe. Chacun·e à son rythme. Chaque semaine. L’exercice semble toutefois délicat: degré de concentration inégal, difficultés à s’isoler pour certain·es, ambiance trop « scolaire » pour d’autres.
La lecture suivie n’est peut-être pas une si mauvaise solution. On indique les scènes à lire pour la semaine prochaine. On revient en classe sur les enjeux de la lecture.
Un cadrage possible est de demander aux lecteur·trices de prendre note des informations importantes, des questions non résolues et du ressenti à la lecture du texte. On transpose ainsi des éléments de la méthode collective de l’arpentage à la lecture individuelle.
Cette phase est aussi le lieu de la contextualisation de l’oeuvre. On y dévoile (même brièvement) le paysage social, culturel et historique de l’époque durant laquelle a émergé l’oeuvre. On évoque la biographie de l’auteur·trice. On revient sur un vocabulaire parfois ardu.
Mais ne soyons pas dupes, diantre! Même s’il s’agit de l’objectif visé, tout le monde ne lira pas forcément toujours le texte. C’est horrible. Mais c’est la vie.
En adoptant une approche globale et en multipliant les entrées dans la pièce, que ce soit grâce à l’arpentage ou à la mise en jeu qui sera développée dans la suite de l’article, on peut espérer que tout le monde sera concerné d’une manière ou d’une autre par le texte. Objectif à la fois modeste et exigeant.
3. La mise en jeu
En cours de théâtre, un texte lu sans être joué est un voyage inachevé. En parallèle à la lecture suivie se déploie donc la mise en jeu du texte.
Une approche possible est celle héritée de Bernard Grosjean et Chantal Dulibine: faire du texte un réservoir de jeu. Il s’agit pour l’enseignant·e de repérer dans le texte dramatique ce qui peut alimenter une pratique théâtrale. C’est un véritable travail de dramaturgie, au sens d’un passage du texte à la scène. Au menu? Séquencer, sélectionner, effectuer des hypothèses, concevoir des dispositifs de jeu.
Un quiproquo entre un amant et la tante de son amoureuse peut par exemple déboucher sur une version contemporaine d’envois de SMS mal interprétés. Une concurrence familiale peut être l’occasion d’entrainer des regards pleins de jalousie en direction du public.
Le jeu donne du sens à la lecture, et vice-versa.
Plus globalement, il s’agit par ailleurs de faire en sorte que la lecture à domicile soit utile au jeu et au travail collectif en classe. Un exemple courant: demander aux élèves de restituer tel morceau de la pièce sous la forme d’une bande-annonce théâtrale inspirée des codes du cinéma. En plus de permettre au groupe de synthétiser les enjeux du texte, l’activité ne sera pleinement satisfaisante que pour celles et ceux qui ont effectivement parcouru le texte.
Bref. En décuplant les essais de jeu, on ajoute les corps et les voix des acteur·trices aux cerveaux des lecteur·trices.


4. La restitution
Il serait dommage que les oeuvres des pâtissier·ères ne trouvent pas une fin heureuse dans les estomacs de quelques gourmand·es. Pourquoi en serait-il autrement du côté de la cuisine théâtrale?
C’est souvent une des ultimes étapes d’un projet pédagogico-théâtral: la restitution, la présentation ou le spectacle. Tous les formats existent. De la présentation de quelques scènes que les équipes se montrent au sein de la classe au spectacle au Stade de France avec feu d’artifice et discours présidentiel.
L’étape de la restitution comporte deux avantages majeurs qui se nourrissent mutuellement:
- Elle permet de mettre en valeur le travail effectué par les participant·es.
- Elle génère un désir de qualité chez les comédien·nes.
Dans « Dramaturgies de l’atelier théâtre », Bernard Grosjean égraine les écueils du format « spectacle »: écrasement du groupe par le projet, phénomènes d’exclusion et de compétition, risque d’autoritarisme, etc.
Cette phase s’avère en effet délicate: une présentation bancale impactera négativement le moral des troupes. En fonction du groupe et du contexte, mieux vaut parfois viser une courte présentation devant un public restreint.
Théâtres d’aujourd’hui

Soulever les enjeux et thématiques d’une pièce à l’aide d’un arpentage. Lire l’oeuvre petit à petit. Y dénicher de la matière pour le jeu scénique. Donner à voir et à entendre un fragment de ce qui a été exploré. Voilà donc une manière d’aborder une pièce de théâtre en quatre temps.
J’ai été marqué par une enseignante dont une des obsessions était de nous faire réfléchir à ce que le théâtre du passé avait à nous dire aujourd’hui.
Étudier et jouer une pièce du répertoire avec une classe, c’est aussi effectuer d’incessants allers et retours entre des thématiques centenaires et des corps contemporains. Entre des personnages d’antan et des voix d’aujourd’hui.
Alors si la méthode a sans doute son importance, la destination n’est pas anodine. Direction la bibliothèque! Vous êtes plutôt Euripide, Molière ou Bertolt Brecht?