Cher Fabrice,

J’aurais voulu avoir huit enfants et les emmener chaque soir au Théâtre Am stram gram que tu diriges. Ce rêve ne se réalisera pas puisque tu pars. Est-ce que tu perçois la tristesse dans ma voix quand je dis ça ? Je me console en me disant que de toute manière l’arc jurassien dans lequel j’évolue est un peu à Genève ce que Vladivostok est à Moscou. Une consolation, c’est un mensonge habillé en robe de soirée rouge.

Le programme de ta dernière saison est sorti hier. J’aurais tellement aimé emmener les gamins au Prince de la terreur, contempler Pinocchio et danser comme des fous sous la boule à facettes de la boom littéraire. Avec la tribu de marmots on aurait ri, pleuré, eu un petit peu peur, on aurait été très en colère et on aurait hurlé de rire. Oui tout ça. On aurait bu un sirop grenadine.

Je sais. Je m’emballe. Parce qu’au fond je sais bien que ce ne sera pas pire après puisque ce n’était pas mieux avant. Et je sais bien aussi qu’un homme n’est pas une institution. Que Louis Aragon a raison et que «rien ne passe après tout si ce n’est le passant». Mais quand même. Tu ne le sais pas mais nous entretenions une relation particulière.

Tout a commencé avec un de tes textes. L’Albatros. Mis en scène au lycée par ma prof de théâtre. Une histoire d’amour entre deux enfants, dont un fantôme. À l’université j’ai eu la chance d’assister à la création d’une autre pièce que tu avais écrite et que tu mettais en scène. Le Poisson combattant. L’épopée d’une séparation : un père s’en va enterrer un animal échappé d’un bocal. Plus tard j’ai lu et vu quelques autres de tes pièces. Tropinzuste notamment. Une variation autour de l’injustice avec, comme personnage central, un papa travaillant dans l’industrie des poules pondeuses. Alors hiiiik, bloup, côôôôt. Fin du bestiaire ?

Il fallait que je te dise encore. Avant que tu partes. Puisqu’il est question de rencontres parlons premières impressions. Eh bien la première fois que je t’ai vu en vrai je n’ai pas vu un auteur. Désolé. Plutôt un bûcheron, un shérif ou quelque chose comme un cosmonaute. Comment ces grandes mains peuvent-elles écrire de si petites choses ? Je dis «petites» pour ne pas dire «précieuses» ou «justes».

Pourtant tu écris. Tu écris: «Tu n’es pas seul. Le théâtre est là. Les mots sont là. Les autres, à côté de toi.» Un jour, tu dis que tu ambitionnes de connaître le prénom de chaque spectatrice et spectateur de ta maison. Je crois déceler une touche de tristesse dans ta voix. Tu écris : «Je voudrais que chacun sente combien la poésie est l’obsession de tous.» Bref. Difficile de ne pas tomber un petit peu amoureux de celui qui sculpte ses phrases à la hache, pourchasse les lieux communs à cheval et sans relâche, crache de la poussière d’étoile sur des feuilles blanches ou dans des boites noires.

Alors, cher Fabrice, j’espère que tu comprendras cet excès de sentimentalisme. Que tu pardonneras cette lettre que certain·e·s trouveront un peu bête parce que, soi-disant, je n’ai plus l’âge de tapisser les murs de ma chambre avec des posters de rockeurs.

Au revoir bûcheron, shérif et cosmonaute. Adieu albatros, poisson, poule. Et bon vent!

P.S. Les enfants te saluent.

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