Faire du théâtre en forêt

« Viens on va jouer dehors ! » Dans ce refrain du groupe de pop-rock francophone Mademoiselle K résonne une invitation, comme un souvenir de l’enfance. Un camarade du village vient sonner à la porte: « Tu viens jouer dehors? »

Jouer dehors, c’est la récompense après les devoirs de conjugaison, c’est les parties de cache-cache dans le quartier, c’est les cabanes dans la forêt d’à côté. Aujourd’hui, les charmes du dehors semblent attirer l’école. On parle de crèche en forêt ou d’école à ciel ouvert.

En Suisse romande, l’institution Educaterre a par exemple ouvert ses portes en 2013 et propose aux enfants de vivre leur entrée dans la scolarité en plein air. Un signe de notre temps?

Je me demande souvent pourquoi les éducateur·trices qui accompagnent des adolescent·es ou jeunes adultes se privent de pratiques dont leurs collègues enseignant·es primaires semblent user abondamment: rituels, présentations de fin d’année, histoires racontées, balades? Je compare souvent l’ambiance d’une classe enfantine à celle d’une salle de lycée. D’un côté, les dessins placardés, le coin lecture et les bancs disposés en ilots. De l’autre, les rangées de chaises et les murs vierges.

Que s’est-il passé?

J’ai moi-même été marqué par les initiatives d’enseignant·es qui, au lycée ou à l’université, nous ont proposé des activités qui se distinguaient du modèle du cours magistral: des ateliers de jeu et de mise en scène en théâtre au lycée, la réalisation d’un court-métrage et d’une exposition en anthropologie à l’université.

C’est pourquoi j’ai réalisé il y a quelques années mon travail de fin d’études pédagogique autour d’une démarche peut-être pas assez exploitée avec des élèves adolescent·es ou adultes: quitter la classe pour faire l’école. Cet article est une réécriture et une synthèse de ce travail écrit de recherche.


Quitter la classe pour faire l’école

Le projet? Emmener une classe de théâtre en forêt durant trois matinées. Une approche largement inspirée de la « sortie » (ou « classe-promenade ») conçue et pratiquée notamment par Célestin et Elise Freinet. Certains principes de la pédagogie Freinet relevés par Yves Reuter (Une école Freinet) s’inscrivent pleinement dans cette pratique de la « sortie ». En effet:

  • la « sortie » est centrée sur les apprentissages;
  • elle relève d’une culture institutionnelle commune spécifique;
  • elle ouvre sur le monde extérieur;
  • elle revêt un caractère transdisciplinaire.

Concrètement, lors du cours de théâtre, les élèves avaient pour mission de mettre en scène et jouer en forêt des scènes du répertoire de théâtre jeunesse liées à cet espace. Ces scènes étaient issues de Gretel et Hansel de Suzanne Lebeau ainsi que de la pièce intitulée Du temps que les arbres parlaient d’Yves Lebeau.

Les activités se sont déroulées en trois phases.

  1. Une première phase a eu pour but d’introduire en classe la thématique du théâtre en forêt via un travail autour des personnages humains et non humains.
  2. Dans un deuxième temps, les élèves ont mis en scène et répété leur séquence avec, à un moment donné, un retour formatif de la part des enseignant·es.
  3. Le projet s’est finalement achevé avec la présentation des scènes, jouées devant la classe entière, en forêt.

Quelques résultats

J’ai mené ce projet avec la double casquette d’enseignant débutant et d’apprenti chercheur. Une posture d’observation participante caractéristique notamment de l’ethnologie ou de l’anthropologie. Cette aventure pédagogico-théâtrale a débouché sur quatre considérations résumées ici.

1. Ouf! Il est possible d’enseigner le théâtre dehors

Le premier constat rassurera les claustrophobes. Animer un atelier ou un cours de théâtre à l’extérieur est faisable. Les participant·es peuvent s’y engager dans des tâches variées et complexes: répéter une scène, produire des idées, débattre des aspects de mise en scène, incarner un personnage, apprendre un texte, coopérer, écouter, choisir un lieu adéquat, travailler l’articulation, etc.

Bref, ce qu’on peut faire dans une salle de classe (ou de théâtre), on peut a priori le faire parmi les arbres.

2. La table et la scène continuent d’exister

Cette expérience a toutefois également mis en lumière le fait qu’en considérant la forêt comme une scène, on n’évacuait pas le besoin de la table. Le théâtre est en effet une discipline qui oscille entre le texte et le jeu. Entre la table et la scène. On a donc vu se déployer des allers et retours entre les bois et les bancs de la salle de classe.

Les compétences orientées vers la création (distribuer le texte, concevoir un concept de mise en scène, de costumes, etc.) étaient plutôt mises à l’oeuvre à l’intérieur. Celles orientées vers le jeu (clarifier les déplacements, travailler la diction, construire son personnage, etc.) étaient plutôt mobilisées en forêt.

Au risque de déplaire aux plus romantiques, espaces extérieur et intérieur s’articulaient pour ce projet de manière complémentaire.

3. Expérimenter un autre rapport au monde

Le résultat suivant est le fruit d’une surprise: il s’est avéré plus difficile que prévu pour les élèves de cohabiter au niveau sonore avec les bruits de la forêt. Bien que rassurante sur le plan de la biodiversité, la présence d’oiseaux notamment impliquait une expression orale différente qu’en classe. La salle de cours est en effet un espace où les images et bruits du monde sont largement filtrés. Et lors du contrôle des présences en début de leçon, les non-humains ne répondent pas à l’appel. Mais en forêt…

En arrière-fond de ce projet, une question: comment tisser des relations entre humains et non-humains? Comment cohabiter? Comment le théâtre peut-il jouer (avec) cela ? Les tâtonnements vocaux des élèves semblent symptomatiques de ces enjeux-là. Des enjeux particulièrement cruciaux à l’heure de l’anthropocène et des bouleversements climatiques en cours.

4. Le rituel du chemin n’est pas anodin

Élèves et enseignant·es considéraient parfois le chemin jusqu’à la forêt comme une « perte de temps ». En effet, ce quart d’heure de marche n’était pas directement lié à la pratique du théâtre.

Durant le trajet, on discute de manière plus ou moins informelle de l’école. Ou d’autres sujets. Certain·es participant·es répètent leur texte. Celui qui va être joué tout à l’heure. D’autres se taisent et se concentrent sur la montée à gravir.

Petit à petit, il est apparu que ce rituel teintait le projet dans sa globalité: jouer une scène en forêt, c’est aussi marcher pour l’atteindre; marcher, c’est aussi fabriquer de la coopération, informellement en bavardant ou formellement en répétant son texte.

En ce sens la pédagogie sociale donne à agir autrement, elle est avant tout une pratique réitérée du cheminement, un art renouvelé du trajet et de la fréquentation de l’altérité: elle parle au corps avant de s’adresser à la tête. »

Guillaume Sabin, « La joie du dehors »

Ce rituel inscrit cette expérience pédagogique de la « sortie » dans un rapport particulier au monde, éloignant celle ou celui qui pratique cette marche de la sédentarité contemporaine qu’évoque David Le Breton ( Marcher la vie ). La marche, telle que ce sociologue la définit, est « célébration du corps, des sens, de l’affectivité, mise en branle de toute la personne, présence active au monde [qui] remet en contact avec soi et avec la sensation d’exister. » À nouveau, l’orientation transdisciplinaire et l’ouverture sur le monde trouvent ici un ancrage concret.


Alors, on va jouer dehors?

Alors en conclusion, à quoi cela peut-il bien servir de sortir de la classe pour aller faire du théâtre dehors ? À rien, pourrait-on être tenté de répondre, puisque les compétences mobilisées dans ce contexte semblent similaires à celles qui sont censées être travaillées à l’intérieur: création, jeu, coopération.

Mais répondre cela, c’est en même temps attester de la possibilité de faire classe (en partie) dehors, du sérieux de ce jeu-là.


Fais-les chanter, rire et danser : fais-les courir, suer, sauter. Le reste est affaire de prudence et d’organisation.

Fernand Deligny, Graine de crapule

Et la « sortie », en digne héritière du mouvement Freinet, produit un rapport singulier à l’école et au monde. Les données relatives aux dimensions corporelle et anthropologique de cette expérience pédagogique vont dans ce sens. Le trajet à pied comme rituel nous connecte en outre de manière plus au moins heureuse aux sens, au corps. À quoi cela sert-il de sortir de la classe pour aller faire du théâtre dehors? À autre chose aussi: apprendre à mêler ses paroles aux chants des oiseaux et user de son corps pour s’évader un temps.

Viens on va jouer dehors!


Pièces de théâtre et forêts

Avant de démarrer ce projet, j’ai récolté des idées de textes à jouer auprès de collègues et sur les réseaux sociaux. Voici donc quelques pièces de théâtre en lien avec la forêt. Une liste à compléter avec vos ajouts 🙂

  • CONTAMIN Laurent, Dans la forêt lointaine, mon coeur a fait son nid
  • HILLING Anja, Tristesse animal noir
  • HUGO Victor, Mangeront-ils
  • IBSEN Henrik, Peer Gynt
  • JAUBERTIE Stéphane, Une chenille dans le coeur
  • KOLTÈS Bernard-Marie, La nuit juste avant les forêts
  • LEBEAU Suzanne, Gretel et Hansel
  • MELQUIOT Fabrice, Hercule à la plage
  • MOUAWAD Wajdi, Forêts
  • OSTROVSKY Alexandre, La forêt
  • POMMERAT Joël, Le petit chaperon rouge
  • RICHARD Dominique, Le garçon de passage
  • RYCHNER Antoinette, De mémoire d’estomac
  • SERRES Karine, Dans la forêt profonde
  • SHAKESPEARE William, Comme il vous plaira
  • SHAKESPEARE William, Le songe d’une nuit d’été
  • SHAKESPEARE William, Macbeth
  • TCHEKHOV Anton, L’homme des bois
  • TCHEKHOV Anton, Oncle Vania
  • VOSSIER Fréderic, La forêt où nous pleurons
  • WEDEKIND Frank, L’éveil du printemps

Pour aller plus loin

5 commentaires sur “Faire du théâtre en forêt

  1. Bonjour, quelles belles réflexions philosophiques sur les avantages à sortir pour jouer – y compris du théâtre. Bravo! En espérant que cela donne envie à d’autres d’élargir leurs pratiques d’enseignement ou artistiques à l’extérieur – le plus souvent possible. Pour le bien-être de toutes et tous, y compris l’environnement. Merci, et n’hésitez pas si vous avez envie de partager un article sur notre blog SILVIVA, afin de partager avec notre public. Bonne suite d’expériences dans la nature!

    1. Merci Muriel pour ce commentaire enthousiaste! Effectivement, il me paraissait intéressant de voir ce que la sortie pouvait apporter à des disciplines ou à des classes peut-être moins liées à cette pratique. Je jette régulièrement un oeil sur les activités de Silviva et garde volontiers l’idée de l’article sur votre blog dans un coin de ma tête 🙂 Bonne suite également. Nicolas

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