La boite à outils de Jacques Rancière

Arrangée par un de mes enseignants, ma rencontre avec le philosophe Jacques Rancière a été un coup de foudre.

Cet intellectuel né en 1940 explore les liens entre esthétique et politique. Notamment à travers l’histoire du mouvement ouvrier.

Parfois, on a l’impression que des mots décrivent des aspirations que l’on avait, des pratiques que l’on bricolait. Et en même temps, ces mots génèrent de nouvelles représentations et renouvellent des façons de faire.

Gilles Deleuze l’affirmait: « C’est ça, une théorie, c’est exactement comme une boite à outils. Il faut que ça serve, il faut que ça fonctionne. » Voici un panorama de quelques outils conceptuels de l’auteur du « Maitre ignorant ».

À faire fonctionner sans modération!


Égalité des intelligences

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Qu’est-ce que l’intelligence selon Jacques Rancière? L’acte de traduire, de rapporter ce que l’on ne sait pas à ce que l’on sait. « Partout il s’agit d’observer, de comparer, de combiner, de faire et de remarquer comment l’on a fait. » (Le maître ignorant, p. 64)

Cette compétence étant a priori mobilisée par n’importe quel être humain, le philosophe postule l’égalité des intelligences. « Il n’y a rien d’autre à faire que de persister à indiquer cette voie extravagante qui consiste à saisir dans chaque phrase, dans chaque acte, le côté de l’égalité. L’égalité n’est pas un but à atteindre, mais un point de départ, une supposition à maintenir en toute circonstance. » (Le maître ignorant, p. 228-9)

Supposer cette égalité, c’est refuser de hiérarchiser les individus selon ce qui serait leur degré d’intelligence. Une condition nécessaire à la pratique de l’émancipation.

Jacques Rancière distingue néanmoins cette intelligence commune des manifestations de l’intelligence.


Émancipation

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Jacques Rancière, « Le maitre ignorant »

Contraire de l’abrutissement (ou de la pédagogie abrutissante). « Dans l’acte d’enseigner et d’apprendre il y a deux volontés et deux intelligences. » (Le maitre ignorant, p. 26) L’émancipation a lieu quand la ou le maitre·sse met sa volonté en jeu dans la relation avec l’élève, mais pas son intelligence. L’intelligence se niche dans une livre ou tout autre objet extérieur à la maitresse ou au maitre. « La chose commune, placée entre les deux intelligences, est le gage de cette égalité » (Le maître ignorant, p.56)

Dans cette perspective, le rôle de la maitresse ou du maitre n’est pas de déverser son propre savoir sur l’élève, mais de mettre l’intelligence de l’élève en lien avec l’intelligence d’une œuvre humaine: « on peut enseigner ce qu’on ignore » (Le maitre ignorant, p.29).


Maître ignorant

Posture de la maitresse ou du maitre qui pratique l’émancipation, et s’écarte ainsi de la pédagogie abrutissante. « Maître est celui qui maintient le chercheur dans sa route, celle où il est le seul à chercher et ne cesse de le faire. » (Le maitre ignorant, p. 58)


Manifestations de l’intelligence

Bien qu’il n’existe qu’une sorte d’intelligence (égalité des intelligences), cette capacité à traduire commune à toutes et tous, l’intelligence se manifeste néanmoins de différentes façons. « Il n’y a pas deux sortes d’esprit. Il y a inégalité dans les manifestions de l’intelligence, selon l’énergie plus ou moins grande que la volonté communique à l’intelligence pour découvrir et combiner des rapports nouveaux » (Le maître ignorant, p. 48).

Ainsi l’intelligence ne se manifestera pas de façon identique chez un·e poète, un·e ouvrier·ère, un·e mathématicien·ne, un agriculteur·trice. Elle prendra la forme d’un poème émouvant, d’une machine complexe, d’une théorie mathématique nouvelle, d’une récolte abondante. Mais les principes que ces individus appliquent sont néanmoins similaires: être attentif·ve, comparer, améliorer, etc.


Paradoxe du spectateur

Il s’agit d’une tension entre le besoin d’un public qui assiste à une représentation et l’injonction à rendre celui-ci acteur. « Il n’y a pas de théâtre sans spectateur […]. Or disent les accusateurs, c’est un mal que d’être spectateur, pour deux raisons. Premièrement regarder est le contraire de connaître. […] Deuxièmement, c’est le contraire d’agir. » (« Le spectateur émancipé », p.8)

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Jacques Rancière, « Le spectateur émancipé »

Jacques Rancière nomme deux figures symptomatiques de ce paradoxe: Brecht, qui voulait arracher le public à l’identification (donc le pousser à connaitre) et Artaud, qui a cherché à extraire le public de sa posture soi-disant passive (donc l’inciter à agir).

Le présupposé sur lequel est construit ce paradoxe (regarder agir) est cependant remis en question par le philosophe: « Tout spectateur est déjà acteur de son histoire, tout acteur, tout homme d’action spectateur de la même histoire. » (« Le spectateur émancipé », p.24). D’où l’émergence de la figure du spectateur émancipé.


Pédagogie abrutissante

Contraire de l’émancipation. Démarche qui consiste, pour un·e maitre·esse, à adopter la posture de celle ou celui qui sait, face à un élève placé dans la posture de celle ou celui qui ne sait pas. « Il y a abrutissement là où une intelligence est subordonnée à une autre intelligence. » (Le maître ignorant, p. 25)

Dans cette démarche, le ou la pédagogue enjoint à l’élève de combler l’écart de savoir qui les sépare grâce à son explication. Mais en même temps, ce·tte maitre·esse « abrutissant·e » veille sans cesse à refabriquer cet écart.


Spectacle théâtral

Forme artistique composé d’acteur·trice·s et de spectateur·trice·s, et historiquement travaillée par le paradoxe du spectateur. « J’emploie ici cette expression pour inclure toutes les formes de spectacle – action dramatique, danse, performance, mime ou autres – qui placent des corps en action devant un public assemblé. » (Le spectateur émancipé, p. 8)


Spectateur émancipé

Un·e spectateur·trice émancipé·e est une personne qui fait sienne une oeuvre théâtrale, en fonction de son expérience passée notamment. Un individu qui « compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui » (« Le spectateur émancipé », p. 19). L’émancipation est donc une manière de dépasser le paradoxe du spectateur.

Cela dit, Jacques Rancière n’en fait pas une condition à atteindre, réservée à quelques-un·e·s. Elle est selon lui l’état de base du spectateur·trice: « Être spectateur n’est pas la condition passive qu’il nous faudrait changer en activité. C’est notre situation normale » (« Le spectateur émancipé », p. 23)

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