Vous êtes-vous déjà fait·e coincer par un metteur en scène hirsute à la sortie de son spectacle vous suppliant, la lèvre tremblante, d’avouer ô combien son oeuvre allait transformer radicalement votre vie?
Avez-vous déjà subi les assauts d’une technicienne lumière qui vous envoie via de courts flashs l’équivalent de la puissance lumineuse de trois astres solaires réunis? Et pendant 2 minutes?! Assise à sa régie, elle hurle intérieurement: « Faut qui s’réveille, ç’public! »
La contradiction selon Rancière

Ces comportements peuvent être interprétés comme les effets de ce que Jacques Rancière nomme le paradoxe du spectateur. En résumé? D’un côté il est évident que pour exister, le théâtre a besoin de spectateur·trice·s. Une représentation appelle une réception. Et en même temps cette condition nécessaire de spectateur·trice est souvent (inconsciemment?) dénigrée: faire partie du public, ce serait se laisser aller au divertissement, à l’avachissement.
Dans son essai intitulé « Le spectateur émancipé » , le philosophe résume les critiques adressées au public: « Or, disent les accusateurs, c’est un mal que d’être spectateur, pour deux raisons. Premièrement regarder est le contraire de connaître. […] Deuxièmement, c’est le contraire d’agir. […] Être spectateur, c’est être séparé tout à la fois de la capacité de connaître et du pouvoir d’agir. »
En forçant le trait: les metteur·e·s en scène ont besoin d’un public « passif » mais affirment sans cesse vouloir sortir les spectateur·trice·s de cette apparente passivité.
En transformant leur vie ou en abusant du stroboscope.
Vase vide je te plains
Jacques Rancière fait un parallèle entre cette condition de spectateur·trice et celle de l’élève lorsqu’il est dans une relation pédagogique abrutissante: « Ce que l’élève doit apprendre est ce que le maître lui apprend. Ce que le spectateur doit voir est ce que le metteur en scène lui fait voir. » On reconnaitra la métaphore du vase à remplir.

Pourtant, et c’est toute la force proposée par une démarche émancipatrice, le vase n’est jamais vide. « Le spectateur aussi agit, comme l’élève ou le savant. Il observe, il sélectionne, il compare, il interprète. Il lie ce qu’il voit à bien d’autres choses qu’il a vues sur d’autres scènes, en d’autres sortes de lieux. Il compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui. »
En bref, le philosophe remet en question la connotation négative de la passivité du public. Regarder, ce n’est pas être passif·ve!
Ce qui est à l’oeuvre ici, c’est l’intelligence commune à toute l’humanité. Une facette que Jacques Rancière explore dans un autre ouvrage intitulé « Le maitre ignorant ». Cette intelligence, c’est la traduction. Faire le lien entre ce qu’on ne connait pas et ce qu’on connait. Entre un spectacle nouveau et son expérience singulière.
Vers une émancipation
Quand quelqu’un me dit qu’il n’a rien compris à un spectacle, je ne le crois pas vraiment.
- D’abord, pourquoi le théâtre est-il si fortement associé à cette idée de comprendre? Est-ce qu’on comprend de la musique? Qu’est-ce qu’on comprend d’un paysage?
- Et puis, ce n’est pas parce que l’on croit ne pas avoir saisi les intentions de l’artiste que l’on doit baisser les yeux. On a écouté, on a vu, on a traduit, on a interprété. Partons de cela!
« M’sieur, j’ai rien compris! »
Là où le maitre soupire, ricane et corrige, le maitre ignorant valorise. Proverbe chinois.
« Qu’est-ce que tu as vu, entendu? » Tout devrait partir de là, non?
3 commentaires sur “Dire adieu à la culpabilité du public”