L’essentiel, le superflu et le théâtre

Supermarchés ouverts contre théâtres fermés. Ce constat est devenu un lieu commun, alors que nous nageons en pleine deuxième vague de Covid-19 et tentons de garder la tête hors de l’eau. Contrairement à la première vague et ses mesures de (semi-)confinement qui touchaient quasiment tous les secteurs de notre vie sociale, cette période a ceci d’intéressant qu’elle permet de voir comment notre société catégorise ce qu’elle considère comme plus ou moins important.

Alors essentiels, les supermarchés. Moins essentiels, les théâtres. Essentiel, le travail à l’usine. Moins essentiel, le café du samedi matin. Essentielle, l’école en présentiel. Moins essentiel à l’université. Essentiel, le sport professionnel. Moins essentiel, un match amical. Essentiel, le métro. Moins essentielle, la disco.

Il ne s’agit pas d’abord de juger du bien-fondé d’un tel classement, mais de constater que « notre société » fait des choix. Des choix qui dépassent largement les individus, et même les logiques nationales. Des choix certainement déterminés par l’ordre socio-économique qui structure notre fonctionnement. Des choix qui seraient potentiellement différents ailleurs ou avant.

Alors dans ce contexte, comment affirmer que « la culture est essentielle » sans perdre la face, puisque beaucoup de signes semblent dire le contraire?

À vrai dire, je ne sais pas si le théâtre est essentiel.

Doutes et certitudes

Histoire de prendre un peu de hauteur, on se rappellera d’ailleurs que le théâtre tel que nous le connaissons n’a pas toujours existé sous sa forme actuelle. Il est un produit situé de notre histoire. D’autres sociétés se portaient sans doute très bien sans Shakespeare. Même s’il est fort probable qu’elles aient inventé d’autres rites, d’autres esthétiques, d’autres manières de raconter des histoires. On réduit trop souvent l’humain d’avant ou d’ailleurs à un être uniquement intéressé par un bout de steak.

Plus près de chez nous, on rappellera également que la fréquentation des théâtres ne concernait en 2014 qu’une petite moitié de la population suisse. Dont la grande majorité ne se rendait qu’occasionnellement voir un spectacle! Et l’assiduité de fréquentation des théâtres est par exemple clairement corrélée au niveau de formation. Bref, notre voisin se porte souvent lui-aussi très bien sans Shakespeare. Pour notre plus grand désespoir.

Alors oui, les déclarations avec un grand « D » sur la culture avec un grand « C » et les slogans faciles ont parfois les pieds d’argile. Lorsque l’on s’aventure hors de soi, l’essentiel devient fragile. Le prix à payer du décentrement?

Et pourtant.

Arts à partager

Et pourtant ce dont je suis certain, c’est que l’essentiel se situe du côté de nos besoins universels de célébration, de créativité, de communauté, d’empathie, d’amour, de compréhension, d’amusement, de rire, de beauté, d’harmonie. Le théâtre est une manière d’assouvir ces besoins. Une réponse possible. Mais ne confond-on pas trop souvent l’eau et la soif?

Et pourtant, comme d’autres, je ne doute pas une seconde de la force du théâtre. Je ne doute pas de sa capacité à nourrir. J’irais même jusqu’à dire que les arts de la scène sont capables de répondre à un nombre particulièrement important de besoins humains.

Mais si l’on veut que le théâtre soit aujourd’hui perçu comme primordial, il ne suffit pas de sentir qu’il est essentiel. Il semble essentiel de partager et de faire partager ce sentiment. Il ne suffit pas de créer des formes abouties. Il faut les faire résonner largement. Sortir de l’entre-soi. D’où l’importance d’aller vers l’autre: celle ou celui qui ne franchit pas la porte, celle ou celui qui se croit indigne ou pas assez bien habillé·e, celle ou celui qui pense que « ce n’est pas fait pour moi ». C’est une mission à laquelle doivent (continuer de) s’atteler main dans la main artistes, politiques culturelles, directeur·trice·s de théâtre, médiateur·trice·s.

Bonne nouvelle: l’action culturelle est à la mode! Mais on peut aller beaucoup plus loin. Allez, on rêve: pour un franc dépensé pour la création, un franc donné pour la médiation artistique – sans toucher au budget des artistes.

Parce que l’essentiel se fabrique. Avec des visions et des moyens.

A-t-on conscience de l’énergie humaine déployée pour créer ou entretenir des réseaux d’eau courante ou d’électricité? Réseaux qui nous paraissent indispensables. Presque naturels. Chaque jour, des kilomètres de mots attendent eux aussi d’être déroulés. Pour que, selon la formule de Jean Vilar, « Le théâtre [soit] une nourriture aussi indispensable à la vie que le pain et le vin… »

Et demain

Nous sommes en 2030. Dans un journal local imprimé grâce à une presse artisanale du quartier et lu par une grande majorité d’habitant·e·s, je découvre un compte rendu d’une manifestation organisée devant l’Hôtel de ville. Sur la photo d’illustration, plusieurs personnes très énervées brandissent des pancartes: « Théâtre ouverts et Amazon en faillite: où va-t-on? », « À bas les festivals, vive Netflix! », « Shakespeare? Non! Un nouveau 4×4? Oh oui! ». Ces manifestant·e·s, c’était nous hier. Elles et ils ne sont plus que quelques-un·e·s. En voie d’extinction ou de transition. Ah oui… Le titre de l’article? Théâtres ouverts contre supermarchés fermés.

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